Abolition du vouvoiement

Citoyens,

Après un long silence, je me présente devant vous afin de proposer au débat une loi qui, si elle peut sembler anecdotique, n'en est pas moins importante par son symbole. Le vouvoiement a maintenu pendant des siècles une distance entre les individus. Bannissons donc le "vous" aristocratique et remplaçons-le par le "tu" populaire. Par la même occasion, je demande que le titre de "Citoyen" remplace celui de "Monsieur". C'est avec des règles simples que nous pourrons extirper du corps populaire les cancers aristocratiques.

Salut et fraternité.

Je suis heureux d'entendre enfin une voix sonner dans l'Assemblée. Celle ci a été désertée trop longtemps, et même si les circonstances n'étaient pas favorables et peuvent d'une certaine manière constituer une excuse, mon cœur est lourd quand je pense à cette période creuse.

Citoyen Brutus, ma position quant au projet de loi que de vous venez de soumettre à l'Assemblée est mitigée. D'une part je pense qu'en finir avec les symboles du système politique précédent est une bonne chose, mais d'autre part, je trouve un peu léger le fait de s'attaquer à des usages linguistiques somme toute anodins. La Liberté que nous chérissons tous et pour laquelle certains d'entre nous ont donné leur sang, parfois leurs membres ou leurs frères souffrirait je pense de l'entorse que constituerait le fait de forcer les habitants de la République à adopter un usage qui ne lui est pas naturel. Ceci est mon argument philosophique.
Argument d'ordre plus pragmatique, je me vois assez mal tutoyer le premier venu comme s'il était un ami d'enfance un proche parent, un frère d'armes. Le vouvoiement est aussi une preuve de respect vis à vis d'une personne que l'on estime (comme je l'utilise à votre égard). J'estime qu'à ce propos le tutoiement dois venir de lui même.
Ceci dit, et vous l'aurez remarqué, je n'ai jamais interpelé aucun député autrement qu'en l'appelant citoyen... Et cela ne changera pas, dussent les tyrans revenir et rétablir leur règne de ténèbres face à la Raison, d'autoritarisme face au demandes du Peuple, d'arbitraire face à la Loi émanant de la Nation!

Je pense donc que suggérer l'emploi du terme citoyen en vue d'en faire un symbole de la République peut être une bonne chose. L'imposer, avec le tutoiement ne causera que tracasseries et incompréhension.

La Liberté ou la Mort! Vive la République!

Citoyen,

Comme vous aurez pu le remarquer, cela fait un certain temps que j'ai opté pour ce terme dans mes (trop rares) interventions dans cette assemblée. Nous pouvons toutefois le légaliser si cela vous semble important.

Le vouvoiement par contre me semble une marque de respect qu'il nous faut maintenir si nous voulons garder une saine ambiance de travail lors des débats. Il marque une distance utile et nécessaire si nous désirons que nos discussions restent placées sous le sceau de la raison et non sous celui, ô combien plus fluctuant, des émotions. Rien n'empêche ceux qui le désirent de se tutoyer dans des discussions privées, mais nos scéances pleinières se doivent de garder un caractère plus officiel ou le vouvoiement me semble de rigueur.

J'ai dit.

Citoyens,

Ouvrez les yeux ! Ne voyez-vous pas que ce "vous", soit-disant de politesse, n'est jamais qu'une barrière supplémentaire créée par les maîtres d'autrefois. Car si l'esclave se devait de vouvoier son tourmenteur, c'était par crainte de représailles et non par respect pour le despote. Aujourd'hui qu'il n'y a plus ni maître ni esclave mais uniquement des citoyens, le temps est venu d'abolir cette pratique d'un autre âge.
Citoyen Spartacus, tu dis qu'il n'est pas naturel de tutoyer son prochain. Moi je dis au contraire que c'est un principe même de la nature et que c'est la corruption de nos moeurs qui nous a poussés à nous vouvoyer afin d'instaurer entre nous une distance.
Citoyen Auspex, tu penses que le tutoiement est le symbole de l'émotion et non de la raison. Au contraire, c'est la raison qui me guide lorsque je demande que l'on rende au "vous" le seul usage grammatical qu'il aurait dû avoir, celui de désigner la multiplicité de ses interlocuteurs.

Méfiez-vous, Citoyens. Gardez le "vous" de politesse et un jour, vous vous retrouverez avec le "nous" de majesté.

Salut et fraternité.

Citoyens,

C'est avec joie que je retrouve l'occasion de débattre avec vous de cette proposition de loi après ces semaines ô combien dramatiques pour notre République.

Citoyen Brutus,

Je dois vous avouer avec douleur que la joie avec laquelle je me suis rendu à l'Assemblée lorsque je recus la convocation pour la séance plénière où se tiendrait la discussion de votre projet, a très vite été effacée lorsque je découvris la teneur de celui ci.
Je résumerai mes observations - en tentant de les modérer malgré mon émotion - en deux point principaux :

1) Vous qui avez été avec - autant de réussite et d'intelligence - le premier Président de notre République, qui fîtes partie de nos pères fondateurs et qui vécu avec nous ces atroces semaines de combats et la privation de tout au nom de l'instinct patriotique ; vous, en qui beaucoup de nous ont fini par placer énormément de confiance, vous venez nous proposer un projet de loi modifiant une question de forme très secondaire de nos débats alors même que des dizaines de points d'importances bien supérieurs requièrent notre énergie législative !

2) Cette modification est, de plus, une basse régression qui ne peut que nous amener qu'à nous abaisser au rang des despotes contre qui notre peuple verse son sang depuis plusieurs mois. Vous rappelez vous du temps où, à la Cour de notre ex-souverain despotique, les nobles hautains avaient interdit le tutoiement car jugé "populaire", et donc méprisable ? Et voilà que vous nous proposez de remettre en place la même loi liberticide ! Mais, enfin, lorsque vous tutoyez vos confrères et que l'un d'entre eux vous répond en vous vouvoyant, n'est-ce pas là un des plus bel exemples de liberté d'expression mise en application ? Des deux côtés se note le même respect, la même envie d'œuvrer au bien commun. Seulement si le tutoiement est probablement une facon d'échanger des points de vue sur un pied de stricte égalité et montre une proximité avec le peuple que nous représentons, le vouvoiement est plus neutre et de loin plus approprié comme langue de travail ! Si je vous vouvoie dans l'Assemblée, je tutois mes amis dans l'intimité. Entre les deux options, est-il besoin d'en imposer, par écrit, l'une sur l'autre ?

Alors, citoyen, comment pouvons nous nous imposez un mode de parole (et son monde de pensée y associé) ? Laissons la Liberté d'expression, pilier de notre Assemblée, faire son sage travail !


Citoyens, je vous salue.

Et je vous rappelle notre sage devise : La LIBERTE ou la MORT !

Citoyens,

Nos anciens maîtres vous ont tellement bien conditionnés que vous êtes maintenant persuadés qu'il faut se vouvoyer entre "gens de bonne compagnie". Mais sachez que ce n'est pas pour vous que je propose cette loi. Non, j'ai crains que le mal soit chez vous trop bien ancré pour pouvoir l'expurger. Cette loi, c'est pour les générations futures que je la propose. Il est dommage que vous ne le compreniez pas. Si vous n'avez rien à ajouter, je proposerai cette loi au vote, même si j'ai maintenant compris qu'elle sera rejetée.

Salut et fraternité.